27.05, 28.05.2019

Saodat Ismailova Tashkent

Zukhra / Stains of Oxus

cinéma

Bozar

Ouzbek, Shugnani, Khwarezmi, Karakalpak → FR, NL | ⧖ ±1h | € 8 / € 6 | Zukhra, 32min | Stains of Oxus, 25min

Le cinéma de Saodat Ismailova – née en 1981 à Tachkent, en Ouzbékistan – fait émerger l’âme de l’Asie centrale en créant des mythes modernes qui reflètent continuellement le passé récent de la région. Le Kunstenfestivaldesarts présente son œuvre pour la première fois à Bruxelles sous la forme d’un diptyque singulier, Zukhra et Stains of Oxus. En Ouzbékistan, Zukhra est la planète Vénus, l’étoile du matin qui apparaît à l’aube naissante. Dans Zukhra, on suit une jeune femme endormie et on entend le battement de son cœur, ses rêves et même ses souvenirs. On la découvre à travers les sons de son passé. Stains of Oxus évoque un voyage onirique le long du plus grand fleuve d’Asie centrale, l’Amou-Daria, connu dans l’Antiquité grecque sous le nom d’Oxus. Un voyage qui montre la transformation du paysage et dépeint les personnes qui habitent ses rives, depuis les hauts plateaux du Tadjikistan jusqu’aux plaines désertiques d’Ouzbékistan, où le fleuve se jette dans la mer d’Aral. Similaire aux traditions locales dans lesquelles les rêves partagés avec l’eau du fleuve lors de rituels matinaux, une collection de rêves en est ici captée et lentement révélée à l'écran.
 

Une rencontre avec Saodat Ismailova aura lieu le 28 mai à l'issue de la projection.

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Tourbillonnant et sinueux comme l’eau

« Les rêves sont un tissu très important de l’âme de l’Asie centrale, ils sont un pont vers le passé et vers le futur, et ils contiennent une clé pour comprendre qui nous sommes et vers où nous allons. C’est pour cela que je travaille sur l’idée de reproduire des rêves, en utilisant le son, afin de recréer ces chuchotements qui sont la mémoire de ma grand-mère et peut-être de toutes les femmes. » Saodat Ismailova

Au beau milieu de Stains of Oxus (2016-19) apparaît un pont de bois. L’eau coule lentement, très lentement, comme si à force de couler elle était plutôt devenue une série de traces à vitesses variables. D’abord horizontales, ensuite verticales comme venant d’une source, puis dans différentes directions sur trois écrans, et enfin à nouveau horizontales, sans plus aucune référence au paysage, complètement abstraites. À l’arrière-plan, divers niveaux de voix et de musique se superposent.

Stains of Oxus est une installation composée de trois écrans, à chaque fois présentée de différente manière, selon les conditions de l’espace qui l’accueille. Retravaillée pour le Kunstenfestivaldesarts, elle est devenue un film.

Le matériau des œuvres de Saodat Ismailova est formidablement touffu. Rêves, souvenirs, rites, langues, sommeil, léthargie, mort : tout cela se densifie et puis se dissout, comme au rythme d’une mystérieuse respiration collective qui traverse les films, les courts-métrages, les installations et les spectacles. Les configurations de ses expositions sont basées sur des compositions d’écrans qui semblent former des refuges temporaires dans lesquels le fait de partager physiquement l’espace avec d’autres spectateurs induit une proximité physique douce et inévitable.

En fait, la séquence du pont dans Stains of Oxus pourrait bien s’inscrire dans le sillage de Zukhra (2013), la première œuvre de Saodat Ismailova qui n’était pas conçue pour une salle de cinéma. Une jeune femme endormie est étendue sur un lit filmé de face. Vers la fin, sur le mur derrière ses épaules, apparaissent des images à peine lisibles qui se fondent lentement l’une dans l’autre, comme des photos et des fantômes d’un temps passé. C’est là que se fait le lien : l’eau qui coule dans le fleuve de Stains of Oxus est le mur sur lequel les souvenirs, ou peut-être les rêves, se fondent ensemble. Partager les rêves dans l’eau du fleuve est un souvenir d’enfance de Saodat Ismailova et une tradition de l’Asie centrale. Ainsi, le voyage du fleuve Amou Darya/Oxus à travers divers territoires et États aujourd’hui différents est sans doute le lit de l’imaginaire de tout un peuple. Zukhra et Stains of Oxus sont des sortes de collections personnelles de l’artiste : un voyage imaginaire dans le rêve d’une jeune femme dont le temps reste indéfiniment ouvert. (Dort-elle ? La lumière change constamment, peut-être est-elle hypnotisée ou dans un état de léthargie ?) Un voyage réel accompli par l’artiste le long d’un fleuve, de la source à l’embouchure, explorant les rites quotidiens et l’imaginaire d’un peuple. Dans ce dialogue, entre un intérieur qui s’ouvre sur le passé et un paysage qui se déroule tout au long d’un parcours, les deux œuvres évoquent une cure de sommeil qui leur donne une présence subtile mais fondatrice. Zukhra est une compilation de sources sonores de diverses natures : voix, d’adultes et de bébé, émissions de radio, chiens qui aboient, corbeaux qui croassent et phrases poignantes (une voix d’homme récite « Lenin never came to Turkestan; he didn’t know our languages, traditions, habits, never saw our sky, never heard our songs… »). La musique, subtile mais toujours présente, enfle et diminue, habitant l’œuvre comme la colonne sonore d’un film d’horreur, jusqu’au crescendo et au finale où le corps de la protagoniste disparaît, faisant place à la noirceur du ciel faiblement illuminé par une seule et unique étoile. Le traitement du son est à ce point inhabituel et particulier qu’il amène à formuler la question principale de l’œuvre : où se déroule ce qui se passe effectivement au fil du temps et que nous pouvons définir comme étant « le film » ? Cela se produit-il « à l’intérieur » de la jeune femme allongée, au niveau de ses épaules, sur le mur, à l’extérieur de la chambre – dans une ville, ou un territoire ? Est-ce que cela s’est déjà produit, ou est-ce en train de se produire ? De manière similaire, le fleuve Oxus est un long corps étendu : les rêves et les vies qui le traversent – un pêcheur, un berger, une petite fille, un homme endormi, un tigre – résonnent comme des figures antiques mais bien présentes, faisant de l’œuvre un document atypique mais aussi une composition.

Au fil de ses recherches fouillant dans les profondeurs de l’histoire, des langues et des mondes de l’Asie centrale, Saodat Ismailova compose des œuvres dans lesquelles, pour des raisons énigmatiques, et malgré ce qui semble en être le projet, ce n’est jamais une figure de soliste qui en émerge, mais plutôt un chœur. Au fond, en donnant forme à un insolite portrait intérieur et à un paysage qui n’est pacifique qu’en apparence, Saodat Ismailova semble suggérer qu’être spectateur signifie nécessairement faire partie d’un organisme et d’un corps. Projeter n’est pas un acte mécanique mais une forme de connaissance. Et chaque action, même si elle est chorale et partagée, contredit la léthargie.

Andrea Lissoni

Zukhra (2013)

Réalisé par: Saodat Ismailova

Montage et sons: Saodat Ismailova

Photographie: Carlos Casas

Zukhra: Dildora Pirmapasova

Surtitrage : Marie Trincaretto  

Stains of Oxus (2016)

Réalisé par: Saodat Ismailova

Montage et image: Saodat Ismailova, Carlos Casas

Surtitrage : Marie Trincaretto  

Présentation: Kunstenfestivaldesarts, BOZAR

Production: Map Productions

Zukhra: produit par le Central Asian Pavilion à la 55e Biennale de Venise

Stains of Oxus: produit par Le Fresnoy, école Nationale d'Art Contemporain (France)

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