Le monde se crée autour de la table de la cuisine. Quoi qu’il arrive, nous devons manger pour vivre. 
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C’est à cette table que l’on papote, que l’on évoque des ennemi·es et les fantômes d’ancien·nes amant·es. Nos rêves y prennent le café avec nous, tout en enlaçant nos enfants. Ils se moquent de nos pauvres âmes qui se décomposent puis viennent se recomposer autour de la table. 
Cette table a été un toit sous la pluie, un abri sous le soleil. 
Cette table a vu le début et la fin de guerres. C’est le lieu où s’abriter de la terreur, où célébrer une terrible victoire. C’est un lieu où nous avons donné naissance et où nous avons préparé l’inhumation de nos parents. 
À cette table, nous chantons nos joies, nos peines. Nous prions pour nos souffrances et remords. Nous rendons grâce. 
Peut-être le monde finira-t-il autour de cette table, alors que nous rions et pleurons, savourant notre dernière bouchée. 
Extrait de Perhaps the World Ends Here par Joy Harjo
De The Woman Who Fell From the Sky © 1994 Joy Harjo 
Publié avec l'accord de W. W. Norton & Company, Inc.

« Le monde se crée autour de la table de la cuisine ». Pour la poète Joy Harjo, ce moment d’unité est une genèse. La table de la cuisine est bien plus qu’un lieu de repas. C’est un lieu où se rassembler et débattre de la réalité, de nos désirs et de la violence qui les traversent, des formes de résistance et de solidarité possibles. C’est un lieu où le festival débute. 
 
Cette édition s’ouvre sur une nouvelle création de Back to Back Theatre, l’image d’un team building singulier dont émerge une question : si nous devions reconstruire le monde, quel serait-il ? Et quel est ce sentiment magique qui apparaît quand on se rassemble sans savoir ce qui nous attend ? C’est le frémissement qui lance le festival et qui résonnera, notamment, à travers la danse créative du chorégraphe mozambicain Idio Chichava et à travers Respublika, une invitation à vivre, pendant six heures, dans une nouvelle société inspirée des communautés anarchistes du 19ᵉ siècle et de la culture rave des années 1990. 
 
Chaque rassemblement autour d’une table est une négociation : on s’assied en s’ajustant aux espaces laissés par les autres, dans la chorégraphie tacite de l’être-ensemble. Toshiki Okada nous revient avec un spectacle poétique sur la dynamique d’un groupe confiné dans un vaisseau spatial. La performance de Faye Driscoll construit un paysage queer dans lequel les corps forment une sculpture vivante et mouvante. Nacera Belaza s’empare pour la première fois de la forme circulaire dans une chorégraphie où, entouré·es par le public, les danseur·euses composent avec la tension entre les rythmes individuel et collectif. 
 
Entre deux plats, la table de la cuisine devient lieu de récit. MEXA revient au festival avec The Last Supper, un banquet qui se réapproprie un espace pour transmettre les récits de celleux qui les quittent. Le récit autobiographique est au cœur de la création poétique que Carolina Bianchi et Carolina Mendonça consacrent à Chantal Akerman. Le récit habite également la pièce de Gurshad Shaheman et Dany Boudreault, dans laquelle ils livrent l’histoire de leurs vies et explorent les souvenirs laissés aux autres. 
 
Les politiques de la mémoire constituent un autre pivot de cette édition. La complexité du sujet occupe Memory of Mankind, la création de Marcus Lindeen et Marianne Ségol qui propose une réflexion sur le dysfonctionnement de la mémoire à partir d'une approche queer de l'archéologie. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font leur entrée au festival avec La vertigineuse histoire d’Orthosia, l’histoire étourdissante d’un camp de réfugié·es palestinien·nes et son monde invisible souterrain. À partir d’une technique de reconstruction 3D utilisée par la police taïwanaise, l’exposition de Hsu Che-Yu nous raconte trois histoires de perte de mémoire et autant de tentatives pour la retrouver. Dans un pojangmacha (snack-bar de nuit coréen), Jaha Koo nous invite à explorer le rapport entre la nourriture, la culture et la mémoire des êtres humains (et plus qu’humains). 
 
Se souvenir convoque d’autres souvenirs, tout comme le mouvement suscite d’autres mouvements, à diverses échelles. Au sein de l’espace monumental de l’Institut des Arts et Métiers, la chorégraphie de Kwame Boafo sonde la mémoire de voitures d’occasion transitant de Bruxelles à Accra et évoque la mondialisation et l’environnement. Ces deux concepts imbriqués animent aussi Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga, dont la nouvelle création sur Les quatre saisons de Vivaldi offre une réflexion sur notre monde changeant et menacé. Danh Vo collabore avec une école de mécanique bruxelloise pour transformer un corbillard en magasin de fleurs ambulant. Il circulera à travers la ville proposant des bouquets composés d’éléments mécaniques et floraux. 
 
Cette édition voit s’épanouir la danse sous une multiplicité de formes : de la chorégraphie hypnotique de Mamela Nyamza pour l’ouverture du festival aux pas virtuoses de Jeremy Nedd et Impilo Mapantsula ; de l’univers queer de Clara Furey à la rencontre très attendue de Marlene Monteiro Freitas et Israel Galván. Maria Hassabi propose, quant à elle, un équilibre entre danse et sculpture dans l’une de ses œuvres les plus radicales et intimes. Eduardo Fukushima et Beatriz Sano composent une ode à l’instabilité dans une chorégraphie qui est aussi la première exposition des œuvres de Tomie Ohtake à Bruxelles. 
 
La cuisine est un lieu en mouvement, un lieu d’expérimentation ; une conception qui fait écho au désir du festival d’aller au-delà du connu. Cette année, la Free School est consacrée à la cuisine comme lieu de transmission du savoir. Au programme, un atelier de rencontres autour de la nourriture conçu par Samah Hijawi, un atelier consacré à la politique du soin et du travail domestique, une série de rencontres dont une conférence de Sara Ahmed et une « école de la convivialité ». Quelle atmosphère est créée lorsque l’on s’attable à plusieurs ? Le plaisir peut-il être une stratégie politique ? 
 
C’est la question centrale de la parade de Lia Rodrigues, qui intégrera la Zinneke Parade prévue le dernier jour du festival. Elle réunit des danseur·euses et des citoyen·nes pour penser les façons d’entretenir la lutte et la convergence de celles-ci, tout en explorant de nouvelles stratégies de rassemblement dans l’espace public. La pièce intime de Chagaldak Zamirbekov illustre la réalité politique du Kirghizistan par une réflexion sur la différence entre le vivre-ensemble et la cohabitation dans un même espace. Zuleikha Chaudhari met en scène un texte sur des élections fictives en Inde et les populations qu’elles invisibilisent. Ce thème revient aussi dans la création de Bouchra Khalili, qui clôture le festival à quelques jours des élections belges et européennes. 
 
Ce festival peut être un rassemblement autour d’une table, réunissant des artistes et le public. Il peut être le lieu où parler du monde que nous désirons ou celui contre lequel nous résistons ; une table dont nous pouvons nous servir autrement. La brochure du festival contient d’ailleurs un des projets de cette édition : une série d’interventions poétiques et de dessins de l’artiste et poète Otobong Nkanga. Pour elle, la table de la cuisine n’est pas seulement un lieu où cuisiner et se retrouver ; elle est aussi, comme pour nombre d’artistes, un lieu où écrire, travailler, dessiner et imaginer l’avenir.  
 
Dans le poème de Joy Harjo, la fin du monde nous trouvera peut-être riant, pleurant et savourant notre dernière bouchée autour de la table de la cuisine. Jusque-là, profitons de tout le possible qu’elle a à nous offrir : un espace pour se retrouver, nous et d’autres ; un lieu où imaginer ce qui est à venir. 

 

Dries Douibi & Daniel Blanga Gubbay
 

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