30.05 — 01.06.2024
Lors de son apparition au milieu des années 1970, la culture punk n'était pas uniquement basée sur une esthétique, mais aussi et surtout sur une attitude : la volonté d’ébranler les aspects fonctionnels et productifs de notre société. En opposition à la culture « hi-fi », qui perçoit le bruit comme un élément à éliminer car il pollue un signal, la culture « lo-fi » considère le bruit comme un état à habiter, comme quelque chose qui nous protège d’un monde trop aseptisé. Mais comment une chorégraphie peut-elle embrasser cet état de bruit ? Dans ses précédentes créations, Katerina Andreou s'est distinguée par l'utilisation d'un langage chorégraphique singulier qui bouscule complètement l'harmonie du corps et les canons de la danse : les pas sont désarticulés, comme furieux, dans une énergie syncopée qui nous prend au dépourvu. Présentée en première au festival, cette nouvelle création expose la résistance chaotique de l'esprit punk à un monde qui se veut de plus en plus transparent et lisse. Avec un groupe de performeur·euses à la technique impeccable, Andreou intègre à cette énergie des gestes et des pas francs et directs, porteurs de jeu et d'absurdité. La confusion y apparaît comme construite ou même stable et rassurante, mais jamais déroutante. Bless this mess (« vive ce désordre ») !
Surtout, bénissez ce désordre
Bless This Mess s’ouvre sur la dernière phrase de Vertigo, une composition de Pancrace Royer (18e siècle), considérée comme l’un des moments les plus « métal » de la musique classique – plus précisément de la musique baroque – au rythme déjà assez soutenu. Nous en avons encore augmenté le BPM et allongé la répétition pour en exacerber le sentiment d’urgence et l’insistance. Son caractère obtus nous a semblé un bon territoire dans lequel nous plonger, un bon point de départ.
Aujourd’hui, la confusion me paraît un état approprié pour être créatif·ves. Il ne me semble plus pertinent de vouloir éliminer la confusion et tous les sentiments qui l’accompagnent – la peur, l’hésitation, la colère et la déception. Mais pour qu’elle ne me paralyse pas, il faut que je la rende utile : j’en fais un outil pour comprendre la corporalité qui m’intéresse. La syncope, la répétition, la spontanéité, la littéralité des pas et des mouvements font intrinsèquement partie de notre danse, qui ressemble à un long plongeon dans une corporalité, mais n’y pénètre cependant qu’en surface. Danser de la sorte donne l’impression d’être saturé·es d’informations, que le corps n’a pas le temps de digérer réellement. Notre danse se base sur une espèce d’intensité et le bruit constant dans lequel nous évoluons devient le signal principal que nous devons transmettre.
Rien n’a vraiment d’importance, mais tout nous devient nécessaire.
L’une des façons de survivre à cette saturation est de créer des relations. S’accorder et se désaccorder avec les autres et avec le son, ou l’absence de son, devient une partition libre.
L’autre méthode consiste à garder le mot « punk » à l’esprit. Et avec punk, je ne pense pas à l’esthétique ou au mouvement musical comme récit ou comme contexte. Je me permets d’utiliser ce terme pour définir une forme de relation aux limites, ou même au sérieux. Je m’en sers de mantra personnel tout au long du processus créatif. Il m’inspire une liberté que j’admire, qui tient compte en permanence de la nature subjective de ce concept et de cette expérience. À mon échelle minuscule, le punk n’est rien d’autre qu’une stratégie pour observer mes propres pièges et repousser un peu les limites que j’ai moi-même construites en créant la chorégraphie. C’est l’auto-sabotage de ma rigueur afin de permettre des moments de liberté qui échappent à un monde scénique artificiel. Je crois en effet qu’il n’y a aucun moyen de mesurer à quel point quelqu’un·e ou quelque chose est punk. Le mot est juste une façon d’orienter notre prise de décision durant l’acte créatif.
Le bruit peut être hypnotique, et le punk assez fort, pour nous tenir éveillé·es. C’est dans ce même sens que nous essayons de nous faire entendre par le mouvement, le silence, le son, la respiration, ou même en nous déguisant ; nous essayons de nous faire le mégaphone d’un monde intérieur instable et très agité. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est « dit », mais le corps et la voix nécessaires pour se faire entendre.
Surtout, ne prêtez pas attention au signal. Intéressez-vous à l’effort que nous réalisons pour amplifier ce qui est déjà là, à l’univers que cette équipe a construit tout au long de la création, à son interdépendance et son désir d’autonomie ; à la relation que la danse peut créer et à l’énergie qui peut être générée lorsque le désespoir se transforme en plaisir absurde et en joie pure de bouger ensemble. Surtout, bénissez ce désordre.
- Katerina Andreou, avril 2024
Présentation: Kunstenfestivaldesarts, KVS
Conception : Katerina Andreou | Performance : Katerina Andreou, Lily Brieu Nguyen, Baptiste Cazaux, Mélissa Guex | Son : Katerina Andreou avec Cristian Sotomayor | Lumières et scénographie : Yannick Fouassier | Regard externe : Costas Kekis | Direction technique : Thomas Roulleau Gallais | Production et tournée : Elodie Perrin
Production : BARK | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, CCN de Caen en Normandie dans le cadre du dispositif « Artiste associé », KLAP Maison pour la danse à Marseille, Pavillon ADC Genève, Athens Epidaurus Festival, T2G théâtre de Genevilliers, Festival d’Automne à Paris, Next Festival, les Subs – lieu vivant d’expériences artistiques, Lyon, Maison de la Danse, Lyon – Pôle européen de Création –, CCN de Grenoble dans le cadre de l‘accueil studio, CCNR, Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, ICI—CCN Montpellier Occitanie (direction Christian Rizzo)
Résidences : Espace Pasolini, Kunstencentrum BUDA Courtrai
Avec le soutien de la Direction des Affaires Culturelles Auvergne-Rhône-Alpes, de la Caisse des Dépôts, de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels
Bless This Mess a été partiellement créé en avril 2023 au Watermill Center – un lieu d’expérimentation pour la performance