19 — 22.05.2024

Joana Hadjithomas, Khalil Joreige Beyrouth-Paris

La vertigineuse histoire d’Orthosia

arts visuels / performance — premiere

Beursschouwburg

Accessible aux personnes en chaise roulante | Français → NL, EN | ⧖ ±1h15 | €16 / €13

Cette histoire se déroule au nord du Liban, à Nahr el Bared, dans un camp de réfugié·es établi dans la hâte afin d’accueillir des familles palestiniennes fuyant la Nakba de 1948. Des années plus tard, en 2007, une guerre éclate entre l’armée libanaise et un groupe islamiste récemment infiltré, entraînant la destruction d’une partie du camp. C’est à ce moment-là que sont apparus les premiers vestiges d’Orthosia, une ancienne cité romaine disparue après avoir été ensevelie par un tsunami en 551 et que – cherchée en vain pendant 15 siècles – personne n’aurait pu imaginer trouver là. Mais comment faire face à cette découverte majeure, si y faire des fouilles implique un “second déplacement” des familles exilées en 1948 ? Les cinéastes et artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige utilisent la photographie, les installations, la vidéo et le cinéma pour questionner la narration des imaginaires et l’écriture de l’histoire. Dans cette performance créée pour le festival, iels révèlent les cycles constants de constructions et de destructions, convoquant les narrations possibles de mondes souterrains. Une performance vertigineuse, pleine de (dis)continuités, de bouleversements et de régénérations, qui nous plonge dans un passé particulièrement proche du présent.

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La vertigineuse histoire d’Orthosia

Comme souvent dans vos projets, La vertigineuse histoire d’Orthosia émerge de rencontres faites lors de précédentes recherches. Comment en êtes-vous arrivé·es à vous intéresser à Nahr el Bared ?
Notre travail explore les récits et les constructions d’ima- ginaires, surtout lorsque l’histoire est problématique, complexe. Emprunter d’autres regards et croiser des disciplines nous a permis à chaque fois d’apprendre à voir autrement, certaines collaborations provoquant des transformations et la découverte de nouveaux outils. On a ainsi rencontré l’archéologue Hadi Choueiri dans un chantier en face de notre maison à Beyrouth. Nos pratiques se sont alors nourries mutuellement. Par la suite, Hadi a été appelé à travailler à Nahr el Bared sur un chantier de fouilles archéologiques. C’est ainsi que nous avons découvert cette incroyable histoire et que nous en avons suivi tous les vertigineux rebondissements. Il y a une grande place à la rencontre, aux hasards et à la collaboration dans ce que nous faisons.

Votre travail peut être vu comme une recherche autour des enjeux artistiques, théoriques et politiques liés au geste de montrer des histoires invisibilisées. Ce spectacle raconte la découverte des vestiges de la ville d’Orthosia au milieu d’un camp de réfugiés, dans les ruines de la guerre, et les décisions collectives qui vont être prises. Que montre La vertigineuse histoire d’Orthosia ? Qu’avez-vous appris avec ce projet sur le geste de montrer ?
Donner une physicalité, une forme à ce qu’on ne peut ou qu’on ne sait plus voir, faire exister un certain imaginaire a toujours été au centre de notre pratique, tout comme le désir de créer des représentations plus proches de nous, qui nous ressemblent.

Dans La vertigineuse histoire d’Orthosia, c’est une ville ensevelie par un Tsunami qui émerge préservée, 1500 ans plus tard, en dessous d’un camp palestinien. Cette histoire questionne nos rapports aux diverses temporalités passées et présentes, la folie géopolitique de la région, les traces, la transmission, les restitutions et le patrimoine, mais aussi les cycles constants des catastrophes et des régénérations. Nous avons toujours voulu rendre compte de la complexité des réalités dont les conditions de visibilité n’étaient pas réunies. Car il faut un contexte qui autorise une perception, c’est une révélation au sens photographique, un processus qui permet au récit d’apparaître.

Votre travail artistique est nourri de réflexions théoriques, inspirées notamment de votre dialogue avec plu- sieurs philosophes, dont le philosophe des sciences et anthropologue Bruno Latour. Comment cette recherche a-t-elle inspiré votre travail ?
Notre dernier projet, Unconformities [Discordances], s’attache à ce qu’on laisse derrière nous, les sédiments des sous-sols, mais aussi à l’archéologie et à la géologie. Une discordance désigne la rencontre forcée et inattendue de deux unités géologiques distinctes à la suite d’une catastrophe naturelle, et qui provoque parfois une régénérescence. C’est une rupture dans le temps, un hiatus. En cinéma, on parlerait d’un faux raccord ou d’une ellipse. Dans un contexte fait de ruptures et de catastrophes, les actions ne sont pas linéaires, ni chronologiques. Unconformities s’attache à raconter de façon poétique l’histoire qui se trouve sous nos pieds à travers une matière évoquant ces ruptures temporelles, mais aussi l’impact durable des actions humaines sur notre planète. Ceci faisant écho aux transformations de nos mondes, qui sont centrales dans la pensée de Bruno Latour.

Notre dernière collaboration était pour la Biennale de Taipei dont il avait assuré le commissariat avec Martin Guinard et où tous deux s’intéressaient à la zone critique, cette fine pellicule fragile qui redéfinit la notion de territoire pour revenir à celle de sol. Cela résonnait avec la découverte de la ville ensevelie d’Orthosia pour donner Under The Cold River Bed, une sculpture réalisée à partir d’une empreinte du camp et présentant une fine membrane entre plusieurs temporalités, plusieurs territoires. Dans cette époque tragique, Bruno faisait ressortir de l’enthousiasme, de la combativité, même pour aborder les catastrophes. Il parlait d’apocalypse enthousiasmante. C’est aussi, d’une certaine façon, ce que nous devons affronter.

Votre œuvre est à la fois présente dans le champ de l’art contemporain et dans celui du cinéma. Est-ce la première fois que vous réalisez une performance pour le théâtre? Qu’est-ce que les arts vivants et le champ du spectacle apportent à votre travail ?
Nous avions déjà proposé, à l’invitation d’Okwui En- 8 wezor, une performance quotidienne du livre Latent Images pendant les 177 jours de la Biennale de Venise (2015), et qui avait aussi donné lieu à une installation artistique.

Il y a toujours dans notre travail quelque chose de performatif. Par exemple, lorsqu’on travaille avec des acteur·ices, on ne leur donne pas le scénario. Dans nos films et dans nos œuvres nous invoquons l’inattendu, la surprise, la rencontre... Il y a même une négociation avec le réel, comme lorsqu’on interroge la possibilité de la fiction après une guerre dans notre film Je veux voir, par l’expérience que nous partageons avec Catherine Deneuve et Rabih Mroué; ou encore lorsqu’on invoque un projet spatial libanais complètement oublié, la «Lebanese Rocket Society», que nous réactivons en transportant une fusée dans les rues de Beyrouth des dizaines d’années plus tard. Quelque soit le médium, il y a toujours une expérimentation per- formative qui transforme le projet. C’est aussi lié à notre intérêt pour la transmission de ce qui est éphémère, la nécessité d’une certaine fragilité, d’un abandon des formes de contrôle et de pouvoir. C’est une position politique qui, pour nous, tente d’échapper aux définitions et aux catégorisations. Nous aimons explorer de nouvelles formes et de nouvelles aventures. Ici c’est comme si le théâtre était une sorte d’atelier dans lequel nous partagions notre recherche. Puis, dans une inversion, la scène devient l’espace d’exposition.

Par la performance on s’intéresse à l’incarnation, on tente de « montrer », de rendre présent ce qu’on ne voit pas ou les histoires tenues secrètes, dans l’espoir que quelque chose advienne et qu’on ait la sensation qu’on peut partager un territoire artistique, même l’espace d’un court moment.

  • Conversation menée par Grégory Castéra en avril 2024

Grégory Castéra est curateur, chercheur et consultant spécialisé dans le développement de futures organisations artistiques. Il collabore actuellement avec KANAL-Centre Pompidou, la Jan van Eyck Academie, la fondation Gulbenkian, Kerenidis Pepe et le réseau Afield dont il est un des membres fondateurs.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Beursschouwburg
Un projet de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige | Archéologue : Hadi Choueri | Recherche : Maissa Maatouk | Image : Talal Khoury, Joe Saade, Khalil Joreige | Montage vidéo : Tina Baz, Cybele Nader | Animation : Laurent Brett | 3D animation : Maissa Maatouk | Montage son et mixage : Cherif Allam, Rana Eid (Studio DB) | Musique : Charbel Haber, The Bunny Tylers | Studio manager : Tara El Khoury Mikhael 
Commandé et produit par Kunstenfestivaldesarts | Coproduction: Points communs – Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise
Remerciements : Galerie In Situ - fabienne leclerc

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