10 — 13.05.2024
Dans un hangar, trois employé·es s’attèlent à un exercice de team building sans doute inutile et visiblement compliqué. Alors qu’iels tentent péniblement de coopérer, les tensions entre les participant·es s’exacerbent. Les limites corporelles, la capacité à coopérer et le sens des responsabilités de chacun·e sont mis à l’épreuve. Finie la politesse, les écarts de conduite se multiplient. Qui reste, qui faut-il éliminer ? Qui sera le bouc émissaire ? Back to Back Theatre, une compagnie dont certain·es membres s’identifient comme personnes porteur·euses de handicap, fut une des révélations du festival en 2022 avec The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes. S’inspirant cette fois du contexte d’un team building qui s’entrelace avec des réflexions sur la politique migratoire australienne, cette nouvelle création nous propose une métaphore sur l’inclusion et l'exclusion. La bande-son nous accompagne dans toutes sortes de « mauvaises choses », alors que la scénographie, elle, ne se révèle pleinement qu’avec la participation des comédien·nes. Dans un monde où des voix cyniques semblent trop souvent vouloir étouffer celles des plus vulnérables, Back to Back Theatre nous tend un miroir dans une performance pleine d'humour et une imagination prolifique. Bienvenue sur ce lieu de travail de la fin de la civilisation !
« Une œuvre d’une complexité et d’une ambivalence profonde, voire d’une morbidité tourbillonnante. Avec Multiple Bad Things, Back to Back est au sommet de son art, à la fois expansif et pointu » The Guardian
Multiple bad things : performance, résistance et responsabilité
À l’heure où j’écris ces mots, le ministre australien de l’Immigration, de la Citoyenneté et de la Multiculturalité tente de faire passer en urgence une nouvelle loi qui lui octroierait des pouvoirs extraordinaires. Ceux-ci lui permettraient de cibler les pays qui rejettent les personnes (principalement des réfugié·es et demandeur·euses d’asile) que l’Australie souhaite déporter. Ces pouvoirs permettraient également au gouvernement du Commonwealth d’incarcérer les personnes actuellement détenues en centres fermés qui s’opposent à leur déportation. Parallèlement, le pays tente de négocier une sortie de l’impasse créée par le référendum raté d’octobre 2023, qui visait à donner «une voix » aux aborigènes et aux indigènes du détroit de Torrès, et ainsi leur offrir une tribune pour éclairer les politiques et les décisions légales qui auraient un impact sur leurs communautés. La campagne en faveur des droits des populations autochtones fut saluée comme un pas décisif dans la réconciliation d’une nation divisée par le racisme et le legs d’un passé colonial violent. Son échec a fortement blessé les nations autochtones et leurs allié·es, laissant le pays en proie à une fracture profonde. Précédemment voilées, les divisions sont aujourd’hui mises au jour et marquent tant la vie politique et sociale que culturelle. Si ces événements ne constituent qu’une partie de la vie sociopolitique australienne, il est utile de les citer, car ils sont une partie des « mauvaises choses » présentes dans le contexte de travail de Back to Back Theatre. En élargissant le cadre à l’échelle mondiale, la situation paraît bien désastreuse: de l’Ukraine au génocide à Gaza, de la montée du populisme à la crise démocratique, sans même parler de la menace que constituent l’intelli- gence artificielle et la crise climatique... nous vivons dans une atmosphère de «mauvaises choses». La vie au sein de cette atmosphère peut paraître accablante, nombre d’entre nous ayant un sens aigu à la fois des responsabilités et du désespoir et ne sachant trop comment agir, comment bien faire et prendre soin. Mais nous nous devons d’essayer, il n’y a tout bonnement pas d’alternative. Pris dans ce contexte de tensions, de menaces et de «mauvaises choses» mondiales et locales, nous cherchons refuge dans l’art. Parfois, c’est une échappatoire, un lieu d’ouverture à de nouvelles façons de penser, de ressentir, de réagir à ce qui nous entoure. Parfois, c’est aussi ce qui nous amène à réagir, à provoquer le changement, à repenser des événements, des idées ou des expériences auxquelles nous avions déjà réfléchi, différemment. Comme le fait remarquer le chercheur et critique de théâtre Hans-Thies Lehmann : «c’est le devoir de l’art d’aiguiser nos sens à l’exception, de cultiver l’exception». C’est exactement ce que fait Back to Back Theatre. Leurs performances peuvent nous laisser perplexes ou confus·es, jusqu’à ce que nous réalisions que ce qu’elles nous proposent, c’est une occasion d’aiguiser nos sens, de penser aux vrais enjeux et d’ouvrir une réflexion sur la manière d’y faire face. Elles nous interpellent –de façon parfois subtile, parfois moins– pour que nous réfléchissions à qui nous sommes, et à nos interactions avec les autres et le monde qui nous entoure; pour que nous réfléchissions à la manière de prendre soin de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, au sein de notre environnement oppressant. Back to Back Theatre n’a jamais éludé les mauvaises choses. Iels connaissent intimement le monde dans lequel nous vivons, même si, de l’aveu même de ses membres, le monde, lui, souvent les exclut. Comme le démontraient leurs spectacles précédents tels que Food Court, c’est un avantage: iels sont des observateur·ices avisé·es de la société, de la politique et de la culture, des processus à la fois infimes et macros du quotidien. Iels savent des choses et s’en servent pour éclairer leur pratique. Chaque performance est un ciselage, au fil de la conception et des répétitions, du matériau brut qui nous entoure: l’actualité, le quotidien, les interactions intimes, les moments de joie, de douleur, de plaisir ou d’absurdité. Tout part d’un germe, d’une idée, d’une provocation et se développe à la faveur d’un travail assidu d’ateliers et de collaboration, faisant émerger et évoluer le dessein du processus. Le résultat est parfois épars, parfois complexe, mais aussi drôle et nécessairement désarçonnant. La troupe s’adresse toujours à la société, exigeant une pluralité de perspectives, de voix et de récits. Iels provoquent ainsi de multiples fissures dans l’édifice de l’exclusion, de l’oppression et du pouvoir, performance après performance. Leur travail appelle à d’autres façons d’être qui seraient génératrices, productives et collaboratives. Il convoque de nouvelles images et façons d’envisager des réponses aux «multiples mauvaises choses». Back to Back ne se contente toutefois pas d’une restitution de récits et de réflexions : il invite, voire exige du public qu’il s’empare du sujet et réfléchisse sincèrement à sa responsabilité dans l’acceptation du statu quo – aussi oppressant soit-il – pour ensuite imaginer d’autres façons d’être.
- Helena Grehan
Helena Grehan est la rectrice de la chaire de recherche professorale à la Western Australian Academy of Performing Arts, Université Edith Cowan.
Insécurité et angle de frappe
La mémoire est défaillante. Les détails passent au travers des mailles. Ce qui nous reste, principalement, c’est le ressenti. Les cicatrices en quelque sorte. Et sous les cicatrices, soit une sorte d’engourdissement et, le plus souvent, une sensibilité accrue. Ce qui signifie, en réalité, que la mémoire n’est pas si défaillante que cela. On aimerait parfois défaillir mieux. Je veux vous raconter une histoire ; une histoire étant une version d’un souvenir. Vous êtes à l’école secondaire, dans un trajet en bus menant à un endroit supposément éducatif. Deux garçons assis sur les sièges d’en face se tournent vers vous pour vous haranguer sur votre apparence. Les orbites elliptiques de la cruauté s’approchent de ce qui vous affecte, puis s’éloignent, pour ensuite revenir à l’assaut. Où vous mèneront-elles? Et non, je ne vous ai pas dit ce qu’ils ont dit. Vous pouvez peut-être l’imaginer, ou vous en souvenir. Vous regar- dez dehors, en essayant de vous concentrer sur l’horizon flou des eucalyptus qui défilent et le frisson qui parcourt votre poitrine. Tout cela dure très longtemps. Lorsque le bus s’arrête pour une pause sanitaire, le harcèlement s’arrête lui aussi. Sur la plaine de jeux poussié- reuse, vous remarquez qu’un des garçons rôde à proximité. Retenant vos larmes, vous lui tendez la main, comme –quoi? Une sorte de réconciliation? Pourquoi est-ce vous qui faites le premier pas? Il semble désarçonné, étonné pendant un long moment, indécis entre l’envie de rire ou de s’approcher de vous, votre main tendue ne tenant que de l’air. Est-ce la paix que vous vouliez, ou juste la fin du conflit? J’ai dit «votre main tendue», mais peut-être étiez-vous l’un·e des autres enfants, les écouteurs dans les oreilles. Ou un·e enseignant·e, ou un chauffeur·euse. Peut-être étiez-vous celle ou celui qui harcelait ? Ces choses importent –qui a fait quoi à qui, à quel endroit, portant quel récit.
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Faut-il le répéter: nous voulons tous·tes être en sécurité. Surtout maintenant.
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Nous ne le serons jamais pourtant. Cette époque est révolue, détachée de nos certitudes quant à ce que nous méritons, comme un glacier vêle d’un iceberg. Feux de forêt, inondations et sécheresses alimentés par le changement climatique. Récoltes perdues. Redondance. Votre compte bancaire soudain vidé. Dans le tram, une personne vous tousse dessus, précisément le jour où vous avez oublié votre masque. Sans parler de tout le reste. Vous les avez ressenties aussi, ces ombres.
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Parfois, en essayant de se mettre en sécurité, tâtonnant dans l’obscurité, on trouve la violence. On râle, on rage. On insiste et on menace, on riposte. On lève son arme. On dit les mots. Il existe un phénomène appelé la « violence latérale », lorsqu’une personne s’en prend à une autre de sa propre communauté marginalisée plutôt qu’à la véritable source de son impuissance. Une frappe latérale, plutôt qu’au-dessus de la ceinture, disons. Ces choses arrivent. Assez souvent. Je ne suis toutefois pas certain que de le nommer soit très utile, ou puisse suffire. Nous nous attachons trop facilement à l’angle de frappe plutôt qu’à son effet, à sa façon de nous maintenir dans une chorégraphie de la violence et de la séparation.
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Chaque fois que j’assiste à une performance de Back to Back, je me sens exfolié d’une couche de simulacre. Les personnages sont cruels entre eux. Et tendres, à des moments clés. Iels jouent des drames à la fois impossibles et trop familiers, qui émergent soudain – dans toute leur noirceur, leur luminosité éclatante et leurs contrastes – des mythes que nous tenons pour sacrés. Pendant ce temps, Death Weather nous observe, ou regarde simplement un écran. Les sparadraps sont arrachés de mes propres traumatismes alors que je les contemple parmi l’étalage d’autres violences et d’autres troubles. La mise en scène fait tomber le quatrième mur, puis le troisième, puis le second et le premier. Nous y voilà. Chaque fois que je repense à Multiple Bad Things, j’ai l’impression de devoir réécrire cet essai. Non, il ne s’agit pas de travail, mais de chez soi. Non, d’identité. Non, de langage. Ou alors de colonialisme. Peut-être d’une invasion violente, du spectre de la vulnérabilité extrême? Parfois, je pense que je ne devrais pas parler de ma propre expérience. Mais non, elle ne disparaît jamais. On peut la transformer, en faire un récit différent. Porté par un chœur.
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Parfois, je pense à Ann Marie Smith, d’Adélaïde, dont la vie, la personne, les rêves et les joies étaient bien plus grands que la raison qui l’a amenée à se retrouver dans le journal. Elle a été abandonnée dans la même chaise en rotin pendant des mois, est décédée d’un choc septique et d’une défaillance multiviscérale. Son aide-soignante a été condamnée à sept ans de prison pour meurtre. De nombreuses actions ont été menées contre la société Integrity Care SA, qui est désormais interdite de pratique par la sécurité sociale australienne. Parfois, je pense à la prison de Loddon, ou au bureau de police à côté de chez moi, et aux aborigènes qui y sont décédé·es. Clinton Austin, artiste, frère, homme tirant récits et fierté de sa culture, attendant trop longtemps sa libération conditionnelle, retrouvé inanimé dans sa cellule. Tanya Day, qui s’est endormie dans le train, a été dénoncée auprès de la police, incarcérée sous le prétexte d’une loi archaïque sur l’ébriété. Aucun·e d’elleux en sécurité. Personne n’est tenu·e pour responsable de leur mort. Pour être sincère, je ne pense pas à ces personnes très souvent. Pourquoi ? Peut-être en raison de ce que je ne partage pas avec elleux. Je n’ai pas besoin de soins permanents. Je suis «indépendant» (bien que, qui l’est vraiment?). Je ne suis pas autochtone. La police ne me regarde pas d’un air soupçonneux, ne met pas en doute mon témoignage. Cette absence de pensée pour elles, pour eux, s’ex- plique peut-être aussi par le fait que notre culture et les GAFAM redoublent d’efforts pour que nous ne nous préoccupions que de ce qui se passe dans nos propres bulles. Le quatrième mur, luisant et intact.
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On ne peut être en sécurité sans une part d’abandon. Comme le dit l’activiste et auteur·e Son Vivienne, « la sé- curité universelle est aussi ambitieuse que hors d’atteinte» (Queering Safe Spaces, ix). La promettre, c’est garantir une désillusion. Au lieu de cela, «nous devrions traiter les be- soins les plus urgents, proposant une stabilisation qui peut amener à se poser ensemble pour mener une réflexion sereine». Aujourd’hui, exposé·es comme nous le sommes, nous devons renoncer à l’hypothèse de la pureté, de nous- mêmes comme des autres. Ensuite, nous devons parler, et écouter, sans nous servir des mots comme boucliers ou comme armes. Et encore, me demanderez-vous, avec qui se poser pour réfléchir? Et comment répondre aux besoins urgents ?
- Andy Jackson
Andy Jackson est un poète, essayiste, professeur d’écriture et Patron of Writers Victoria, porteur de handicap. Son dernier recueil de poésie, Human Looking, a obtenu la médaille d’or ALS et le prix littéraire de poésie du Premier ministre.
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Mettrices en scène : Tamara Searle, Ingrid Voorendt | Interprètes : Bron Batten, Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Scott Price | Conseiller·es/co-auteur·ices : Bron Batten, Breanna Deleo, Natasha Jynel, Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Ben Oakes, Scott Price, Tamara Searle, Ingrid Voorendt | Scénographie et costumes : Anna Cordingley | Compositrice et créatrice sonore : Zoë Barry | Graphisme sous titres : Rhian Hinkley | Créateur lumières : Richard Vabre | Helpline Voiceover: Rachel Griffiths | Dramaturge : Bruce Gladwin | Consultante scripte : Melissa Reeves | Développement créatif : Bron Batten, Michael Chan, Mark Deans, Breanna Deleo, Alana Hoggart, Natasha Jynel, Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Francesca Neri, Ben Oakes, Scott Price, Tamara Searle, Tamika Simpson, Ingrid Voorendt | Directrice technique : Alana Hoggart | Assistent Direction technique: Nick Cobbold | Associé de production: Jordi Edwards | Ingénieur du son : Peter Monks | Manager de la compagnie : Erin Watson | Manager de production : Bao Ngouansavanh
Producteur·ices : Tanya Bennett, Margaret Bourke, David Miller | Producteur exécutif : Tim Stitz | Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Festival d'Automne à Paris, The Keir Foundation, The Anthony Costa Foundation, Geelong Arts Centre et le cercle New Yorkais des donateur·ices de Back to Back Theatre, avec le soutien au développement de Une Parkinson Foundation, Sidney Myer Fund et Give Where You Live
Back to Back Theatre est soutenu par le Gouvernement Australien par le biais de Creative Australia, le Gouvernement de Victoria par le biais de Creative Victoria, et la ville de Greater Geelong
Extra
15 – 17.05: Workshop "Territorial Business" avec Back to Back Theatre pour les artistes professionnels organisé par Cifas, plus d'infos sur cifas.be.