27.05 — 01.06.2024

Bouchra Khalili Vienne

The Circle & The Public Storyteller

arts visuels / film — premiere

KVS BOL

Venue avec une chaise roulante à confirmer lors de la réservation en ligne ou via la billetterieAccessible aux personnes en chaise roulanteAssises sans dossiers | Français, Arabe → NL, FR, EN | ⧖ ±1h20 | €10 / €7

En 1974, en pleine grève de la faim de travailleur·euses sans papiers à Paris, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) lançait une action politique des plus singulières : la présentation d’un candidat pour les élections présidentielles en la personne de Djellali Kamal, un jeune gréviste de la faim tunisien de 18 ans, choisi au sein de leur troupe de théâtre Al Assifa. Cette campagne électorale, conçue comme une performance, soulignait le déni des droits des travailleur·euses immigré·es et défendait l’autogestion. À travers deux œuvres vidéographiques, l’artiste Bouchra Khalili construit un dialogue unique entre cette campagne et des lieux et des moments éloignés. Dans The Circle, elle retrace l’incroyable aventure de l’action du MTA, vieille de 50 ans. Dans The Public Storyteller, créé pour le festival, elle filme une halqa, une pratique ancestrale de récit public au Maroc, dans laquelle un narrateur raconte la campagne de Djellali. Mises ensemble, ces œuvres forment un nouveau cercle implicite qui relie la diaspora et l’Afrique du Nord. Que nous raconte cet hiatus entre 1974 et 2024, quelques jours avant les élections ? Comment rendre visible des identités invisibilisées ? Khalili souligne l’importance de se souvenir des stratégies politiques passées comme un moyen de transmission intergénérationnel, pour le présent et pour l’avenir.

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Ouvrir des espaces d’apparition

The Circle & The Public Storyteller

« À celleux qui sont parmi nous,
à celleux qui ne sont plus parmi nous,
à celleux qui viendront après nous. »

The Circle et The Public Storyteller s’inscrivent à la suite des créations antérieures de Bouchra Khalili, et constituent l’aboutissement de ses intenses recherches, lancées en 2012, sur la restitution de l’héritage occulté du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) et de ses troupes de théâtre Al Assifa (« La tempête ») et Al Halaka (« Le cercle »). Lors de l’édition 2020 du Kunstenfestivaldesarts, Bouchra Khalili avait présenté An Audio Family Album, œuvre rigoureuse qui rétablissait le lien avec les pratiques mises en œuvre par Al Assifa pour faire circuler les récits et l’information au sein des communautés diasporiques. Le projet se présentait comme un album de famille vocal publié sur Internet *, et restaurait le souvenir d’une lutte partagée pour l’égalité.

Le point de départ de The Circle (2023) est le même que celui de The Tempest Society (2017), une œuvre vidéo antérieure de Bouchra Khalili consacrée à l’héritage du MTA et d’Al Assifa. Dans The Circle, Khalili évoque les prémices de l’engagement politique des membres d’Al Assifa et d’Al Halaka et ravive de manière inédite les histoires oubliées, leurs traces, leurs images et leurs actions fondatrices, afin de leur permettre de résonner dans notre présent.

The Circle invite les trois poètes·ses civiques ** de The Tempest Society à transmettre, dans un geste de solidarité, la tâche d’établir une constellation de récits et de rapports d’égalités à deux nouveau·elles conteur·euses : Mia Radford et Lucas Yahiaoui, deux jeunes français·es d’origine maghrébine vivant à Marseille. Iels livrent une recherche à la fois stratégique et poétique sur les manières de rendre une personne visible, faisant ainsi surgir un espace de visibilisation trouble, dans lequel leur récit situé établit clairement la distance entre elleux et nous, entre le passé et le présent.

Dans leur quête de visibilité, héritée d’Al Halaka et d’Al Assifa, Mia et Lucas incarnent progressivement Djellali Kamal – pseudonyme d’un membre du MTA et d’Al Assifa, candidat immigré aux élections présidentielles françaises de 1974 qui se fit connaître au préalable pour avoir participé à plusieurs grèves de la faim. Organisées par le MTA, ces grèves dénonçaient les circulaires Marcellin-Fontanet qui conditionnaient l’octroi d’un permis de séjour à une preuve d’emploi et de logement décent. Les grèves ont été suivies par des membres tant du MTA que d’Al Assifa. Dans ce processus de devenir, Bouchra Khalili invite les conteur·euses à explorer les multiples manières de rendre visible les personnes invisibilisé·es – celleux qui ont été effacé·es de l’histoire. Elle leur propose de se réapproprier l’impossibilité de la représentation à travers la performance. Les deux conteur·euses apparaissent tel·les des poétes·ses célébrant épopées et récits héroïques, tout en sauvegardant la mémoire collective. Les membres survivants d’Al Assifa et d’Al Halaka (Hedi Akkari, Philippe Tancelin, Mustapha Mohammadi et Smaïne Idri) apparaissent aussi dans The Circle, rejouant leurs propres performances et s’élèvant en témoins et protagonistes d’une lutte silencieuse pour l’égalité des droits.

Avec The Circle, le travail de Bouchra Khalili poursuit sa réinvention du langage théâtral à travers le cinéma, l’articulation du montage et de la mise-en-scène, utilisés comme des moyens de distanciation brechtiens. Mais Khalili y réinvente aussi son propre langage cinématographique, en le faisant dialoguer avec la performance, tant théâtrale que de tradition maghrébine ancienne. Pour The Circle, Bouchra Khalili puise, en deux temps, dans la puissance performative en tant que dispositif cinématographique. Tout d’abord, à travers la performance de la grève de la faim, dans laquelle les « damné·es de la terre » recourent à leur corps comme arme ultime de protestation contre la déshumanisation, prêt·es à « payer de leur sang, de leur vies, pour ne pas avoir à payer de leur humanité », comme il est dit dans la pièce d’Al Assifa Ça travaille, Ça travaille, et Ça ferme sa gueule. Au cours de ces grèves de la faim historiques, les « damné·es » ont émergé de ce que Frantz Fanon appelait les « zones de non-être », pour surgir en pleine lumière. Ensuite, dans un deuxième temps, à travers la candidature de Djellali Kamal à l’élection présidentielle française de 1974, considérée par le MTA comme une performance en soi, et qui visait à porter dans le débat public la lutte pour les droits des communautés immigrées. La lutte pour sortir de la « damnation » est ainsi rendue visible à travers un nom commun, un pseudonyme performatif, l’invocation d’une présence marquée par deux absences troublantes.

La première de ces absences est celle de Djellali Ben Ali, un garçon algérien de 15 ans assassiné en octobre 1971 dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, victime d’une agression raciste. Il s’agissait du premier d’une longue série de crimes racistes, qui allait mobiliser les masses ouvrières maghrébines en France au début des années 1970 et conduire à la formation du MTA. La seconde absence, celle de Kamal, un membre du MTA qui se réfugia en Belgique après avoir participé aux grèves de la faim et avoir été expulsé de France. Le 22 mars 1972, Kamal et d’autres travailleur·ses maghrébin·es relancèrent une grève de la faim pour le droit au travail et au permis de séjour, cette fois dans l’église Saints-Jean-et-Nicolas à Schaerbeek. Le 1er avril, Kamal et ses camarades furent arrêté·es sur ordre du ministre de la Justice, et renvoyé·es par vol charter au Maroc et en Tunisie.

Avec The Public Storyteller, nouvelle installation vidéo créée pour le festival, Bouchra Khalili renvoie l’histoire à son origine formelle en filmant une halqa (récit public où un·e conteur·euse prend la parole au milieu d’un cercle formé par les spectateur·ices) à Marrakech. L’apparition et la campagne de Djellali Kamal nous sont livrées par un jeune conteur (un qisawi, ou halqi·a, en marocain) au cœur d’un cercle formé par les spectateur·ices. À travers la reconstitution spéculative de cet acte discursif et performatif, la brèche créée par Djellali Kamal dans le discours public laisse passer un trait de lumière, permettant à de multiples voix étouffées de résonner. Ces paroles réhabilitées restaurent et soignent les rapports dans et avec la diaspora, par la redéfinition de ce qui peut être perçu, vu et dit dans la France post-coloniale.

En utilisant dans ses films le montage comme une forme de réagencement polysémique et réflexif, Bouchra Khalili crée, par l’intermédiaire des récits et des interventions de ses poètes·ses civiques, une « constellation de l’égalité ». Iels y intègrent la puissance de la performance, complétant ainsi le répertoire de gestes possibles pour revendiquer la visibilité. Ensemble, iels rompent avec les multiples versions de la « damnation » pour incarner l’histoire des communautés diasporiques et déjouer les nombreux pièges de la représentation.

Dans les images qui surgissent des fragments de ces histoires perdues, émerge un espace de rencontre, ouvert mais hanté, non seulement avec les différent·es protagonistes, témoins et poètes·ses civiques qui animent les installations vidéos, mais aussi avec les « damné·es » qui n’ont pas survécu à l’effacement. Les dispositifs de Bouchra Khalili permettent la constitution d’un espace de visibilité particulier, performatif, et offrent des rencontres sans cesse renouvelées entre le public, « celleux qui sont avec nous » et « celleux qui ne sont plus avec nous » mais aussi, et surtout, avec « celleux qui viendront après nous ». Dédicaces qui s’élèvent en gestes de solidarité, perpétuellement en mouvement, les œuvres de Khalili nous invitent à nous déplacer en permanence, de nous à elleux, d’ici à là, dans des directions inédites.

  • Joachim Ben Yakoub, mai 2024

Joachim H. Ben Yakoub est un écrivain, chercheur et conférencier qui opère à la périphérie de différentes institutions et d’écoles d’art, entre et au-delà de Tunis et de Bruxelles. Il trouve refuge à The Kitchen, un lieu partagé au centre de la capitale, où l’on se réunit, cuisine et bavarde, où l’on diffuse, réimprime et étudie

* audiofamilyalbum.com
** La figure du·de la poète·sse civique, inventée par Pier Paolo Passolini, prend la responsabilité de parler « au plus près de personnes absent·es ou réduit·es au silence et de témoigner en leur nom ». Ce dispositif discursif est un acte de résistance face aux injustices historiques.

Présentation : Kunstenfestivaldesarts, KVS
Concept : Bouchra Khalili

 

The Circle
2023. Installation multimédia comprenant la projection synchronisée pour deux écrans du même nom, The Storytellers (cinq films 16 mm en format vidéo diffusés sur des moniteurs) et le journal mural Timeline for a Constellation.

Une installation de Bouchra Khalili | Réalisée par Bouchra Khalili | Produite par Bouchra Khalili et Alexandre Kauffmann | Producteur exécutif : Michel Balagué – Volte Films | Avec (par ordre d’apparition): Isavella Alopoudi, Giannis Sotiriou, Elias Kiama Tzogonas, Mia Radford, Lucas Yahiaoui, Mustapha Mohammadi, Hedi Akkari, Philippe Tancelin, Abdellali Hajjat, Rocé, Smaine Idri | Cinématographe (film 16mm et film digitaux): Delphine Ménoret | Montage : Bouchra Khalili | Enregistrement et ingénierie sons: Johannes Schmelzer-Ziringer | Assistante réalisation : Anouk Moyaux | Consultant prises de vue argentiques : Jake McCarthy Wiener | Assistante caméra : Lauren De la Borie | Assistante recherches : Isabella Seniuta | Chargé de production et coordinateur lieux de tournage : Maxime Mudjeredian | Assistant production : Ariel Mestron | Création sonore et mixage : Johannes Schmelzer-Ziringer | Technicien pour les scans des films en 16mm : Adrien Von Nagel (Le Polygone étoilé) | Étalonnage numérique : Ben Brix | Étalonnage et conformité : Artem Stretovych, The Post Republic | Commandé par Sharjah Art Foundation, MACBA Barcelona, Luma Foundation


The Public Storyteller
Commandé et coproduit par Kunstenfestivaldesarts et Sharjah Art Foundation | Coproduction : Festival d’Automne à Paris
Production : Bouchra Khalili, Alexandre Kauffmann

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